Interview Brice Eymard, Directeur du CIVP

Brice Eymard @hervéfabre

LTR - Une image forte, un rosé qui n’est plus une mode mais installé dans le paysage et dont la valorisation progresse, des grands noms qui investissent, une touche de glamour, des exportations qui se portent bien… Peut-on parler d’un âge d’or pour la Provence ? 
Brice Eymard
- Si on prend beaucoup de recul et sur le long terme oui, parce que l’on vit depuis 10 ans une période viticole faste. Après, ce qui est dangereux avec cette idée d’âge d’or, c’est de penser que tout est joué et gagné parce que malgré ce succès il y a encore beaucoup de sujets et surtout de défis. Il faut garder la tête froide !


LTR - On assiste à une montée en gamme des rosés, à une diversification des styles. On évoque aussi un modèle à la champenoise pour la région… 
BE
- Forcément on parle beaucoup de Champagne pour la Provence parce qu’il y a pas mal de champenois qui sont venus dans la région. Mais ils arrivent dans une région qui a son histoire et ses acteurs. Prédire l’avenir c’est hasardeux mais on parie sur un modèle qui sera provençal avec d’un côté ce développement des marques qui amènent leur savoir-faire marketing, leur expérience de l’international, et de l’autre nos domaines historiques et notre tissu vigneron qui profite sans doute de leur apport.  Notre idée, c’est de marcher sur deux jambes : marques d’un côté, domaines et signatures de l’autre, avec cette volonté de maintenir et d’élargir une diversité de styles de rosés autour de l’identité provençale.
Pour ce qui est de la montée en gamme, la premiumisation est indéniable. Est-ce que l’on peut devenir un vin de luxe ? Je ne suis pas sûr que ce soit souhaitable parce que l’image du rosé c’est justement et aussi son accessibilité et son coté décomplexé. Miser sur le luxe, ce serait aller trop loin par rapport à ce que l’on défend et ce que l’on est depuis des années. Mais forcément il y a de plus en plus de cuvées d’exception qui seront sur des niches. On tend vers ça, on le sent beaucoup dans le vignoble et c’est aussi une demande des marchés. On est dans un contexte de croissance de la consommation du vin rosé dans le monde, les goûts deviennent plus sophistiqués, les gens ont envie de tester des choses différentes. 


LTR - Une évolution récente est l’émergence des cuvées élevées, de gastronomie, de garde. C’est une vraie tendance ?
BE
- Oui, on en voit plus. Ce n’est pas que récent parce que certains en font depuis longtemps mais ça se développe. Certes on travaille sur des rosés de gastronomie mais la montée en gamme concerne toutes les familles de rosés. On mène un travail de fond sur les rosés dits légers, très fins, faciles à boire. Et cela passe par de la haute précision et des ajustements sur les niveaux d’acidité, sur les arômes, sur les équilibres, avec un travail subtil en matière d’assemblages ou de vinification. C’est un univers qui est plus complexe à expliquer parce que l’univers gustatif auquel ça renvoie est différent des codes classiques que l’on utilise pour décrire les vins. On parle de sensations en bouche, d’équilibre, de texture, de fraîcheur. Ce n’est pas évident et c’est un chantier en cours. Comment décrit-on la qualité des vins ? Comment les différencier ? Comment rendre compte de manière intelligible de ce monde de petites nuances ? Nous n’avons pas tous les codes, mais on est en train de les écrire, et c’est un travail passionnant. 


LTR - Cette montée en gamme, elle est aussi la conséquence d’une considérable amélioration technique, des équipements, de la connaissance et aussi des moyens dont disposent les producteurs. Il y a un cercle vertueux qui s’est installé. 
BE - Oui, évidement les revenus générés par nos vins, qui se vendent bien, donnent une vraie capacité d’investissements, à la cave mais aussi à la vigne où il y a une forte dynamique en cours avec un taux de renouvellement important, avec de nouveaux cépages qui arrivent et qui sont testés, et toutes les mesures agro-environnementales en cours. Et dans les chais aussi, sur les équipements, les ressources, les personnes. Quand on a cette capacité d’investissement, on peut maintenir un outil et faire évoluer les choses de façon continue.

LTR - Est-ce qu’il n’y a pas un danger à dépendre que du rosé ?
BE
- Il faut l’avoir en tête mais quand on fait le bilan de nos forces et faiblesses, c’est à relativiser. Il faut savoir capitaliser sur ce qui marche aujourd’hui et sur le potentiel de progression qui est réel à court et moyen terme, au lieu de se projeter dans des cas de figure hypothétiques. Ce serait se tirer une balle dans le pied même s’il faut garder à l’esprit et être conscient de cette dépendance. On avisera en temps utile mais on n’en est pas là, d’autant qu’au niveau mondial le rosé est encore sous-consommé et que la tendance est à la progression. On ne représente qu’entre 4 à 6 % de la production mondiale, peut-être moins demain si la production continue sa progression. On est un leader « image » mais pas un leader volume. Quand bien même le rosé connaitrait une régression, notre positionnement premium nous protégerait. A court moyen terme on capitalise sur le rosé parce qu’il y a du potentiel, parce que c’est notre force, on a une histoire à raconter et un savoir-faire. A long terme, on a entrepris un travail sur les blancs. 


LTR - A propos des blancs, c’est une vraie tendance aujourd’hui en Provence comme ailleurs. Comment la région se positionne ? 
BE
- Il y a un effet d’entrainement conjoncturel parce qu’il manque de blancs au niveau mondial. Il faut donc garder la tête froide et prendre du recul : on nous demande des blancs parce qu’il en manque ou parce qu’il y a un vrai engouement pour les blancs de Provence ? Mais on note une évolution de fond nous concernant : les plantations progressent et pour la première fois la récolte de blancs a dépassé celle des rouges. Le profil de nos blancs, qui est assez proche de celui des rosés, et qui joue sur le peps et la fraîcheur, est apprécié et correspond bien à l’air du temps. On a un gros avantage technique et économique parce que nos cépages blancs, et le rolle notamment, peuvent aussi être utilisés dans la vinification des rosés. On peut jongler entre les deux couleurs, sans être obligé de revoir entièrement l’encépagement, comme ça peut être le cas ailleurs. Le syndicat a entrepris un travail de fond sur les blancs sous la forme d’un état des lieux : volume, profil des vins, circuit de commercialisation, évolution du cahier des charges… On se projette à moyen long terme. 

LTR - Vous bénéficiez d’un cahier des charges assez souple, qui permet notamment d’inclure des blancs dans vos rosés. 
BE
- Il faut être précis : on peut vinifier des raisins blancs avec des raisins rouges, on ne peut pas mélanger des vins blancs et des vins rouges ! Mais oui c’est une vraie force et c’est vrai que les cahiers des charges ont été conçus pour laisser une marge de manœuvre à nos vignerons dans le but d’optimiser la qualité des vins, quand d’autres sont restés très ancrés dans la tradition. Et à un moment donné ça coince. Mais de manière plus générale, il y une tendance de fond dans les syndicats et à l’INAO d’intégrer une partie expérimentale qui permet d’envisager les évolutions. C’est devenu de toute façon indispensable pour réagir au changement climatique. C’est une culture déjà intégrée en Provence. 


LTR - On est parti d’un marché essentiellement local et saisonnier pour arriver, en peu de temps, à une part d’exportation de plus de 40%.  Le but est d’exporter toujours plus ?
BE
- D’abord, l’export permet de monter en gamme, ce qui est plus compliqué sur le marché français, ou sur le proche Europe. Certains marchés comme les Etats-Unis sont prêts à payer plus chers mais ils ont des exigences de qualité qui tirent en avant le vignoble. Pour un domaine ce n’est pas si facile de percer à l’export, mais quand il y parvient, on sent une vraie dynamique. 
Et l’export permet de diversifier les marchés, ce qui est indispensable lorsque l’on est exposé à une forte « météo sensibilité », ce qui est le cas de nos vins.  C’est un avantage parce que l’on est associé au soleil, aux vacances, c’est extrêmement positif en termes d’imaginaire de consommation, mais du coup dès qu’il fait mauvais, c’est plus compliqué. Et quand on est sur des marchés trop concentrés, on peut se retrouver avec nos vins sur les bras. Cette diversification, elle permet d’éviter cela, il fait toujours beau quelque part !
On est en France dans une situation de déconsommation, d’attaques fortes et permanentes sur les alcools et les vins. Les évolutions de consommation et les politiques publiques ou d’associations font que l’on est malheureusement sur cette pente descendante. La France d’aujourd’hui est moins accueillante pour les vins. 

LTR - Comment on affronte les problèmes du réchauffement, en particulier celui de la raréfaction de l’eau ? 
BE
- On l’affronte déjà en restant ouvert à toutes les solutions. Ne se fermer aucune porte, ni au nom de la tradition, ni au nom de l’idéologie. C’est un luxe que l’on ne peut plus de permettre. Sur l’eau, il y a plusieurs pistes en cours : on a l’avantage de pouvoir irriguer à partir du canal de Provence , ce qui ne veut pas dire que l’on aura jamais de problèmes mais ça nous permet de ne pas compter que sur les nappes phréatiques, qui sont, comme ailleurs, au plus bas. On a donc cette infrastructure mais tout le vignoble n’est pas équipé en matériel d’irrigation. Il fait accompagner cette mise en place tout en formant aux bonnes pratiques, c’est-à-dire irriguer quand il faut, comme il faut et pas trop. Autre levier, les pratiques culturales qui permettent d’abaisser les besoins en eau, par des stratégies d’enherbement, par un travail du sol et sur le système racinaire de la vigne. La gestion de la vigne est une autre voie pour réduire la sensibilité à la sécheresse. 
L’autre point, c’est l’adaptation des cépages avec beaucoup de chantiers en cours. On travaille sur de nouveaux cépages, notamment un croisement rolle-cinsault. Quand ces travaux ont été lancés il y a 10 ans c’était pour répondre au problème des intrants, aujourd’hui il faut intégrer d’autres paramètres, dont la résistance à la sécheresse,  en gardant un profil de vins en phase avec le style provençal.  Ce sont des recherches au long cours avec travail en labo, phase expérimentale,  puis mise en production pour tester.  On expérimente  aussi les cépages nouveaux résistants,  les Vifa, nos vieux cépages locaux ou certaines variétés grecques.  
Il faudrait parler de tout ce qui est en cours sur la biodiversité et la décarbonation : les bouteilles, les énergies fossiles, et toutes les pistes qui permettent de limiter nos impacts. C’est un travail de longue haleine mais le pli est pris. On est comme tout le monde, il y a un changement climatique et environnemental évident à prendre urgemment en compte, et il y a aussi un enjeu stratégique. Vu notre positionnement, notre image de leader, qui vend deux fois plus chers que tout le monde, on doit aussi montrer l’exemple. Encore plus à l’export où l’on s’adresse à des jeunes consommateurs qui sont extrêmement exigeants sur ces sujets. 

LTR - Une idée sur ce que sera la Provence dans 50 ans ? 
BE
- Prenons un scenario optimiste : on aura réussi à maintenir notre potentiel de production, peut-être en réorganisant le territoire, peut avec un autre parcellaire, et peut-être avec une part de blancs plus importante. Et garder aussi une saine diversité dans le vignoble entre grandes marques et domaines indépendants. Quant au tissu vigneron, il a un intérêt culturel, historique, il est dépositaire de l’identité, garant de la diversité de style et porteur d’énergie et de créativité. 

 

Interview réalisée par Sébastien Durand-Viel - LTR